COURS 2 / LES ORIGINES DE L’INTROSPECTION

  1. SENSIBILITÉ : « Le fait pour un individu, d’être capable d’affection ou d’émotion ». Voici un des sens que l’on donne à la « sensibilité ». En réalité, les acceptions de ce terme sont nombreuses et – selon les disciplines qui l’envisagent – l’accent sera mis sur un de ses éléments constitutifs : l’individu, l’affection, l’émotion, etc. Ainsi, en psychologie, le synonyme le plus fréquemment utilisé est l’« affectivité », définie comme l’action de l’esprit hors de toute activité intellectuelle.

2. INTROSPECTION : Observation, analyse de ses sentiments, de ses motivations par le sujet lui-même.

« Action de regarder à l’intérieur ». Voici la définition que l’on donne au terme latin « introspectus ». Vous le voyez : le terme français « introspection » n’en a modifié que le suffixe. On y retrouve donc le préfixe « intro– » qui veut dire « à l’intérieur » et la racine « –spect– » qui veut dire « regarder ».

Si l’on situe l’éclosion des expressions de la sensibilité au XVIIIe siècle, on ne peut ignorer les réflexions nombreuses sur l’Homme et en particulier sur le « Moi » d’un AUGUSTIN (354-430) dans l’Antiquité tardive ou d’un MONTAIGNE au XVIe siècle sans oublier un Pascal s’interrogeant sur le Moi au XVIIe siècle et le déclarant « haïssable«  :

S’il est cependant vrai que la période classique a mis un peu au second plan le champ d’observation de l’intimité, ce sont les penseurs du siècle des Lumières qui vont réagir en replaçant l’individu au coeur de leurs réflexions. L’âme humaine, sans jamais se détacher de tout ce qui l’entoure, va alors partir à la quête d’elle-même pour se comprendre.

Comme le titre rousseauiste de ce deuxième cours, « naître au monde » l’indique de manière implicite, c’est avec Jean-Jacques Rousseau que nous allons partir à la découverte des expressions de la sensibilité. Sauf que Rousseau a eu ses précurseurs et ses influences de lectures. Aussi nous attacherons-nous dans un premier temps aux Incipit des Confessions de Saint-Augustin, des Essais de Montaigne pour revenir sur celui, si emblématique des Confessions de JEAN-JACQUES ROUSSEAU et celui des Rêveries du promeneur solitaire.

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Kabyle, né à Tagaste (actuellement Souk-Ahras, en Algérie) le 13 novembre 354 d’un père incroyant et d’une mère chrétienne. Brillant étudiant, il eut une jeunesse très dissipée qui connut tous les vices. En 383, il vient à Rome, puis enseigne la rhétorique à Milan. Converti, baptisé à Pâques 387, il retourne en Afrique. Ordonné prêtre en 391, évêque d’Hippone (près de l’actuelle Bône, Algérie) en 396, un des plus grands théologiens chrétiens. Il meurt au moment des invasions barbares en Afrique, le 28 août 430.

Saint-Augustin, tableau de Philippe de Champaigne, 1645-1650.

Ses trois grands livres sont : Les Confessions, La Cité de Dieu, et De la Trinité :

« Ainsi la faiblesse du corps au premier âge est innocente, l’âme ne l’est pas. Un enfant que j’ai vu et observé était jaloux. Il ne parlait pas encore et regardait, pâle et farouche, son frère de lait. Chose connue ; les mères et nourrices prétendent conjurer ce mal par je ne sais quels enchantements. Mais est-ce innocence dans ce petit être, abreuvé à cette source de lait abondamment épanché, de n’y pas souffrir près de lui un frère indigent dont ce seul aliment soutient la vie ? Et l’on endure ces défauts avec caresse, non pour être indifférents ou légers, mais comme devant passer au cours de l’âge. Vous les tolérez alors, plus tard ils vous révoltent. »

Saint Augustin, Confessions, livre I, chapitre 7, « L’enfant est pêcheur ».

  » Je vins à Carthage, et autour de moi, partout, crépitait la rôtissoire des honteuses amours. Jen’aimais pas encore et j’aimais à aimer; et par mie indigence plus profonde je me haïssais d’être moins indigent. Je cherchais sur quoi porter mon amour, dans mon amour de l’amour; et je haïssais la sécurité et le chemin sans souricières. Car il y avait une faim en moi, dans mon intime privé de l’aliment intérieur, de toi-même, ô mon Dieu, et cette faim n’excitait pas mon appétit mais je n’avais aucun désir des nourritures incorruptibles; ce n’était pas que j’en fusse gorgé mais plus j’étais à jeun, plus j’étais écœuré. C’est pour cela que mon âme ne se portait pas bien. Couverte d’ulcères, elle se jetait au dehors, avide qu’elle était de gratter sa misère au contact des êtres sensibles; mais eux, s’ils n’avaient pas d’âme, non, vraiment, ils ne se feraient pas aimer!

Aimer et être aimé, c’était plus doux pour moi si je pouvais jouir aussi du corps de l’être aimé. Je souillais donc le courant de l’amitié par les ordures de la concupiscence, et j’en ternissais la candeur par les buées infernales du désir. Et pourtant, hideux et avili, c’est d’élégance et de civilité que j’étais impatient par un comble de vanité. J’en vins à me ruer dans l’amour où je désirais me prendre. Mon Dieu, ma miséricorde, de combien de fiel pour cette douceur-là, dans ta grande bonté, tu l’as arrosée? Car je fus aimé et je parvins aussi en secret à la jouissance qui enchaîne, et je m’enlaçais avec joie dans des nœuds de misère pour être meurtri des verges de fer brûlantes de la jalousie, des soupçons et des craintes, des colères et des querelles.« 

St Augustin, Les Confessions, Livre III, chapitre 1.

 »Je n’aimais pas encore et j’aimais à aimer »

Je vins à CarthageLes Confessions, livre 3, chapitre 1

La Grâce tombe sur St-Augustin.

Bande annonce

La rencontre avec sa mère, Sainte-Monique quand il est encore manichéen.
LE FILM COMPLET

Mais qui était donc MONTAIGNE (1533-1592) ?

Le célèbre château de Montaigne

Montaigne a écrit Les Essais au 16ème siècle. Ce n’est pas une autobiographie mais un autoportrait. Il ne veut pas imposer une leçon au lecteur mais il nous invite à découvrir ses observations et ses réflexions.

MONTAIGNE, dès la première ligne de son introduction, précise de façon étonnante que son œuvre est « de bonne foi« , qu’il ne ment pas mais en même temps que ce qu’il écrit est privé, non destiné au public mais à sa famille et à ses amis. Faut-il le croire ? Curieusement, l’adresse du texte porte le titre « AU LECTEUR » ! Mais on note presque une certaine agression envers le lecteur, il n’a aucune considération pour lui et écrit :  » nulle considération de ton service », le lecteur est directement interpellé et tutoyé !

« Au Lecteur

     C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit, dés l’entrée, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n’y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. // Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent, plus altiére et plus vive, la connaissance qu’ils ont eue de moi. Si c’eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l’a permis. Que si j’eusse été entre ces nations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t’assure que je m’y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc ; de Montaigne, ce premier de mars mil cinq cent quatre vingts.« 

Montaigne – Les Essais, « Incipit« .

 

I. La ruse de Montaigne s’adressant au lecteur : Première partie : De « C’est ici… » à « …d’un tel dessein. » :


Le projet de Montaigne paraît être défini négativement « ne … que », « nulle … ni« . Montaigne explique qu’il ne demande aucun commentaire ni jugement de la part des lecteurs, puisque ce livre ne leur est pas destiné. Il se dévalorise même ironiquement en déclarant qu’il ne serait pas assez fort pour écrire un livre pour tout lecteur (« Mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein« ). Tout cela est un procédé pour interpeller le lecteur et aiguiser sa curiosité car Montaigne en publiant ses Essais, veut bien sûr toucher le plus de lecteurs possible.

II. Montaigne veut survivre : Deuxième partie de « Je l’ai voué… » à « …qu’ils ont eue de moi. »

Montaigne déclare qu’il veut donc limiter ses lecteurs à ses proches (« mes parents et amis« ). Il donne une première justification à cette autobiographie : il veut lutter contre la mort. L’antithèse entre « perdu » et « retrouver » met en valeur sa justification. En quelque sorte l’écriture permettrait de survivre. Puis, il se justifie une seconde fois en expliquant qu’il ne veut pas que l’on ait une fausse image de lui. L’autobiographie, selon lui, met en jeu une communication entre les êtres, il peut ainsi mieux se faire connaître, mieux faire savoir ce qu’il est vraiment. « plus altiére et plus vive« , il veut tout faire connaître sur lui, et l’anaphore de « plus » montre même que cet ouvrage permettra à ses proches de mieux le connaître. L’emploi du mot « vive » montre également que Montaigne considère que l’écriture de ses Essais lui permettra en quelque sorte de survivre après sa mort.

III. La Peinture de soi-même et la sincérité : Troisième partie de « Si c’eût été pour… » à « …et tout nu. » :

    Montaigne définit son projet comme celui de se décrire de : « façon simple, naturelle et ordinaire« , « sans contention et artifice », ‘tout entier et tout nu« . Il veut donc se présenter le plus vrai, le plus simple possible. On note l’omniprésence du « je » (« je« , « moi-même« , déterminants possessifs « ma« , « mes« ) dans tout le texte, montrant que le texte va effectivement être autobiographique. Puis il emploie la métaphore de la peinture « c‘est moi que je peins » pour exprimer qu’il va se montrer tel qu’il est et ce tout nu c’est-à-dire comme le sont les sauvages des autres contrées : « ces nations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature« . ( cf le texte célèbre de Montaigne sur les cannibales).

Montaigne récapitule son projet dans une formule percutante :


   Mais avant de date et de signer son incipit, il veut encore une fois décourager le lecteur en insinuant que ce livre n’aura pas d’intérêt pour lui : « ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain« . Pourquoi tant de précautions ? C’est que Montaigne se pose le problème auquel il est confronté, et c’est lui le premier écrivain à y être confronté,


Pour terminer, Montaigne pose la forme la plus logique de la conclusion « adieu donc ». Il congédie le lecteur, et le terme « adieu » signifie qu’ils ne doivent plus se revoir, donc il demande au lecteur de refermer le livre et de ne plus lire la suite, ce qui est encore une fois un procédé pour piquer la curiosité du lecteur et en fait paradoxalement l’encourager à continuer de lire
.

Le but est strict, se peindre tout nu, se dévoiler complètement. Ce livre unique dans l’histoire littéraire est donc placé sous le signe de la vérité et de la sincérité et Montaigne le précise en toutes lettres, ne souhaitant pas accroître sa renommée ou sa situation. Montaigne veut dresser de lui un portrait humaniste, sincère et sans artifice.

Le Pigeonnier ou célèbre Tour de Montaigne où il s’était installé pour « travailler »

Le plafond de son bureau avec gravé sur les poutres les citations antiques préférées de Montaigne